/image%2F0293783%2F20141216%2Fob_804c62_07769643-photo-uberpop.jpg)
L’affaire Uberpop illustre, une fois de plus, un mal français : l’illusion réglementaire. Et pose la question de la pertinence de la régulation traditionnelle dans un monde en mutation.
Pour complaire, semble-t-il, aux syndicats de taxis, le gouvernement ré-interdit le service Uberpop. Un pataquès politico-judiciaire du au retard de production des décrets d’application de la loi Thévenoud, vieille habitude hexagonale. Une décision très médiatisée aussi, mais au grand dam des 160000 utilisateurs revendiqués par le fournisseur de service et largement contestée dans la twittosphère. Sans polémiquer sur les arguments parfois biaisés qu’utilise la compagnie Uber, d’ailleurs condamnée par le tribunal correctionnel de Paris, pour « pratique commerciale trompeuse », en l'occurrence avoir présenté son service pour du covoiturage, l’affaire met avant tout en évidence un choc culturel.
Choc frontal d'abord entre la vision d’un net-opérateur international et la vision traditionnelle et bien franco-française de l’économie : protectionniste, domaniale et fiscale. Opposition donc entre la Net économie en croissance et les vestiges déclinants d’une économie archi-protégée, dont les principaux acteurs, publics et privés, n’ont toujours pas accepté l’idée de concurrence. Une vision chauvine, fondée sur la pérennité de prés carrés, de privilèges et d’oligopoles encouragés sinon suscités par l’Etat. Vision incohérente, en décalage avec les besoins, les attentes et les évolutions de la société, et vision évidemment sujette aux contigences de l’agitation catégorielle et médiatique. Les opérations escargot des taxis parisiens produisent sans doute plus de bruit médiatique que les récriminations des notaires et assurément plus que le lourd silence de nos 3,5 millions de chômeurs. S’est-on d'ailleurs demandé pourquoi les licences de taxi s’échangeaient récemment encore à plus de 150.000 € et comment il se faisait que leur prix ait augmenté de plus de 20% sur quelques années[1]? L’Etat n’aurait-il pas organisé la rareté et instauré une rente de situation, alors que Paris manque de taxis ? Ce même Etat vient d’ailleurs de supprimer la possibilité de céder ces licences. Que deviendront les artisans qui ont emprunté sur 10 ou 15 ans pour acquérir leur droit à travailler ?
Choc ensuite quant à la compréhension des besoins du client, qu'on se garde bien de consulter. L’argument fallacieux de la sécurité et de la formation des chauffeurs ne tient pas plus la route que les restrictions sanitaires contre le foie gras mi-cuit ou le camembert au lait cru aux USA. Par analogie, on devrait éviter les compagnies low cost. On sait pourtant qu’Easy Jet a perdu moins d’avions qu’Air France. Et que sans les low cost, les aéroports français seraient à la peine. Si d'aventure on se demandait pourquoi les clients plébiscitent ce type de service, la réponse serait simple. Ne serait-ce pas parce que les soi-disant concurrents nationaux sont trop chers ? Encore faut-il accepter l'idée que la majorité des consommateurs n'a pas les moyens de fréquenter le Comité Colbert. Et celle, tout aussi basique, qu'on peut difficilement comprendre un produit et un marché qu'on n'a pas expérimenté. Un ami me rapportait il y a quelques jours une conversation, déjà ancienne, avec Jean-Cyril Spinetta, qui lui confiait n’être jamais monté dans un avion de Ryanair. Nous parlons bien de la même chose. A force de méconnaître la réalité, on légifère et on agit dans l'abstraction. Ni les règles “draconiennes”, ni les normes ni les labels ne sont synonymes de qualité. Et moins encore de bon rapport qualité – prix. De ce point de vue, à 4 € la course, Uberpop est imbattable sur un créneau que ni les taxis, ni les VTC n’occupent. Tout comme Lidl, élu meilleure Chaîne de Magasins 2014 par les consommateurs, occupe un créneau spécifique.
Choc manifeste, enfin, entre l’impératif de survie qui s’impose à de plus en plus de nos concitoyens et l’illusion régulatrice d’un Etat profondément conservateur. Car ce que montre l’affaire Uberpop, c’est évidemment l’incapacité de l’Etat de réduire l’écart intolérable entre l’économie « blanche » et les économies « grises » ou « noires ». Un écart largement du à l’incapacité de cet Etat à se refonder et surtout d’agir pour dynamiser l’économie et l’emploi. Salarié ou non, déclaré ou pas, le travail est un droit fondamental, reconnu par l’article 23 de la Déclaration des Nations Unies de 1948 et l’article 6 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels de 1966. Pas une variable d’ajustement et pas un facteur de division des peuples. Soyons factuels : les salariés des compagnies de taxis, qui ne gagnent guère que 1600 et 1700 € par mois[2], sont-ils plus ou moins à protéger que les employés des sociétés de VTC ? Ou que les licenciés de Florange ? Pour un chômeur, un travailleur à temps partiel, un bénéficiaire du RSA (976,14 € par mois avec deux enfants), un salarié pauvre, la possibilité de gagner 400 ou 500 € de plus par mois via Uberpop fait parfois la différence entre la misère et la dignité. Quel Etat peut décemment dénier à un homme ou à une femme le droit de subvenir à ses besoins ?
Ce sont certes autant de revenus qui pourraient échapper au calcul des cotisations sociales ou de l’impôt sur le revenu. Rien ne le prouve d’ailleurs. En revanche, Monsieur Thévenoud, éphémère secrétaire d’Etat démissionné le 14 septembre dernier et rapporteur de la loi qui porte son nom, en sait quelque chose, lui qui avoue avoir tardé à déclarer ses revenus. « What else ? », comme dirait Clooney, qui jouait si bien les bandits sympathiques dans Ocean Eleven. Le système Uberpop, qui surfe habilement sur des failles législatives, a néanmoins la grande vertu de braquer les projecteurs sur une réalité fondamentalement inacceptable, celle du développement des économies souterraines. Peut-on cependant lutter contre ces économies en n’attaquant que leurs symptômes ? Ou en refusant de voir leurs indicateurs ? Répondant à une directive européenne, l'Italie, l'Espagne, la Belgique et le Royaume-Uni vont incorporer l'économie souterraine dans le calcul de leur richesse nationale. Bravo ! Mettre un chiffre sur un fait social, c’est comme mettre un mot sur une douleur intime. Un effet de réalité, qui devrait conduire à des prises de conscience, préludes à des actions de fond. Mais en France, l'Insee opte pour la double comptabilité. Ainsi faisaient les bootleggers de la Prohibition et les gangsters de Chicago et ainsi font les narco-trafiquants qui recyclent leurs fonds chez HSBC...
Pourquoi les marchés parallèles se développent-ils si vite, en matière de travail, de cigarettes comme de transports de personnes ? Dans un secteur sinistré, qui a perdu 100.000 emplois depuis 2008, la fraude aux cotisations sociales reprochée aux autoentrepreneurs du bâtiment est-elle imputable à ceux qui cherchent à travailler ou à leurs donneurs d’ordres ? Selon une étude KPMG, le quart des cigarettes fumées en France a été acheté au marché noir. Prisonniers d’une économie en mal de régulation intelligente ou profiteurs, ceux qui vendent moins cher des cigarettes sorties de leurs valises ou sur la Toile ? Le sont-ils plus ou moins que Philip Morris qui envisage de ne pas récercuter la hausse prévue en janvier 2015 sur le prix de ses produits ? De même, le ticket de métro à l’unité a augmenté de 3% en 2014 et augmentera de 5,8% en 2015. Dézonage ou pas, on comprend les kangourous qui sautent par dessus les portillons !
Bref, peut-on croire à encore à la force de la loi alors que les faits parlent de survie ? Quand la fraude atteint un tel niveau, on peut – et on doit – s’interroger sur le bien-fondé de la loi qui la provoque et sur les causes économiques et sociales de sa transgression. La triste réalité sociale est que le taux de chômage moyen était de 24% dans les ZUS en 2012. Et de 45% pour les 15-24 ans. Les choses ne se sont pas améliorées depuis. L’Observatoire des Inégalités estime d’ailleurs le nombre de ménages de travailleurs pauvres entre 1,9 et 3,8 millions de personnes, avec un revenu mensuel de 800 €. En dessous du seuil de pauvreté. Dès lors, comment ne pas trouver normale la débrouille dans une société qui institutionnalise l’exclusion ? Sympathiques recycleurs écolo ou affreux receleurs, les biffins de la porte Montmartre ?
Notre Etat se crispe pourtant sur ce qu’il peut encore prétendre réguler. Des détails, des broutilles, comme en témoigne l’interdiction des feux de bois en ville, sous prétexte de particules fines. A propos de particule, les derniers feux de bois que j’aie vus, c’était dans des appartements cosy des beaux quartiers. Mais aussi dans les rues après la mort de Rémi Fraisse et dans des camps de Roms. Que chantaient donc les Canuts en 1834 ? « Nous tisserons le linceul du vieux monde, car on entend déjà la révolte qui gronde ». Vous avez dit vieux monde ?
[1] Source : http://www.taxis-de-france.com/abonnes/text.php?id=prixdeslicences
[2] Source : CIDJ
Copyright Modestus Van Gulden, décembre 2014. Les opinions exprimées dans cet article n'engagent que leur auteur.