Membre du think tank La Ville Lumière, Julien Dossier est diplômé de HEC et du CEMS. D’abord product manager (services innovants) chez Thomson – Reuters, il devient consultant et crée QuattroLibri, société de conseil spécialisée dans le développement du green business. Parmi ses clients : l’ADEME, le MEDDTL et EDF Energies Nouvelles, mais aussi la SNCF, RFF et la société Lumiplan. Il est membre du groupe d’expert réunis pour le programme national «repenser les villes dans une société post-carbone» (ADEME et Ministère du Développement Durable), dont les conclusions font l’objet d’un rapport de synthèse qui vient d’être publié sur le site du BETA Programme. Il coordonne également l'organisaiton du Wordl Summit d'Ecocity - Nantes 2013.
ITeM info : Avec le développement des réseaux sociaux, de nombreux commentateurs pensent que la Ville 2.0, sera nécessairement une ville du mieux vivre ensemble. Pour votre part, vous nuancez cet optimisme. Pourquoi ?
Julien Dossier : Commençons par nous entendre sur le terme Ville 2.0, que je comprends ici globablement comme une ville enrichie de technologies; et si on revient à une définition de la ville comme la rencontre d’un espace physique et d’une population, l’apport de la technologie pourra aussi bien toucher aux flux (de personnes, de biens, d’informations) qu’aux équipements et lieux physiques (à même d’interagir avec des facteurs extérieurs, régulant la température ou l’intensité lumineuse) et aux personnes (embarquant des équipements communiquants, le smartphone résumant en un objet l’ampleur des fonctions embarquées).
J’interprète donc la question à trois niveaux.
A l’échelle des flux, l’avènement de technologies temps-réel, partiellement alimentées par des données « utilisateurs » tendrait à densifier les flux. Les flux de taxis à Vienne, de photos géolocalisées à Londres, San Francisco ou New York cartographient cette concentration, là où les échanges se concentrent, du fait de la concentration des aspirations culturelles et des activités économiques (http://www.visualcomplexity.com/vc/). En effet, la massification des usages tend à les synchroniser, du moins à leur donner une cohérence au sein de chaque typologie. On ne voit pas se manifester, sur ces cartes, l’effet « long tail », la ventilation des usages sur un nombre croissant de points d’attraction. La technologie n’est pas ici facteur de désengorgement, mais contribue à « densifier l’usage du temps » (on est tout le temps pressé, on ne se voit jamais entre amis dans une grande ville). La ville 2.0, côté flux n’est pas garante d’une ville du mieux vivre ensemble. Au contraire, le phénomène d’engorgement des infrastructures de transport serait plutôt un facteur d’agressivité et de violence urbaine: qui n’a pas été confronté à une altercation dans un RER, un métro ou un bus bondé? qui n’a pas vu des femmes enceintes rester debout à côté de personnes valides, absorbées par leur musique, leur console de jeux portables ou leur smartphone? Qui n’a pas vu d’automobilistes s’injurier, s’invectiver dans des carrefours bloqués? Qui n’a pas constaté les traces de freinage sur la chaussée juste avant les radars fixes (signe d’une réaction brutale à une sur-vitesse, induite par un signal de positionnement du radar)?
A l’échelle des lieux physiques, la corrélation entre l’essor technologique et avènement d’un mieux vivre ensemble pose d’autres types de problèmes. La régulation thermique centralisée d’un bâtiment ne va pas de soi, les usagers exprimant des réponses très variables à la détermination d’une température commune: qui n’a pas vu de fenêtres ouvertes pour compenser un chauffage jugé trop élevé, ou qui n’a pas vu de radiateurs d’appoint tourner à fond là où le bâtiment est jugé trop froid? Les systèmes innovants permettant de varier les performances thermiques d’un bâtiment à l’échelle individuelle sont émergents, mais là encore, sommes-nous partis sur la bonne piste? C’est un peu la même chose que l’installation d’un smart meter dans un logement mal isolé, chauffé par des radiateurs électriques vétustes et dont le bailleur ou les locataires ne modifieraient pas leurs habitudes.
A l’échelle des individus, l’appropriation de technologies embarquées, couplées avec les capteurs et données géolocalisées qui alimentent les bases de données des réseaux sociaux contribuent à déplacer la notion de mieux vivre ensemble d’une sphère spatiale et de proximité à une sphère virtuelle et affranchie des distances. Pour celui ou celle qui zappe d’une soirée à l’autre en fonction des photos publiées sur facebook, réagissant ainsi en temps réel à l’intensité sociale de tel ou tel lieu, la technologie « ville 2.0″ apporte une réponse favorable, qui permet de suivre le flux, de s’insérer dans les usages de son groupe. Pour vivre ensemble, il faut rester ensemble, donc bouger pour retrouver ceux et celles qui se déplacent en nomades. La ville 2.0 nourrirait ainsi un phénomène centripète, où la possibilité du déplacement nourrirait le déplacement et où le déplacement créerait le besoin de la localisation, la localisation nourrissant d’autres applications, jouant sur la curiosité, l’appétit de l’usager: on est bien ici, mais il y a tant de tentations ailleurs, si près, si accessibles… La tendance de la ville 2.0 serait-elle ainsi un mouvement brownien généralisé? Plus on peut se déplacer, plus on se déplace, mais moins on se voit? moins on se connaît? moins on connaît son environnement, sa ville? On connaît mieux ses lieux, ses repères (et repaires) dans sa ville, mais quid de la fabrique de la ville, de son tissu social, de sa culture, de sa diversité, de son altérité?
Ce qui apparaît c’est une transposition spatiale de la société inégalitaire, polarisante. On a d’abord évoqué la société à double vitesse, la vitesse avec laquelle telle ou telle classe de la population progresse-t-elle vers le progrès et le bien-être. Ici on voit que la ville 2.0 pose la question de deux « couches spatiales » de moins en moins corrélées : l’espace individuel (auquel appartient le smartphone et le groupe immédiat d’interlocuteurs) et l’espace contextuel, dans lequel s’insère l’espace individuel comme on place une bulle sur google map. Ces deux espaces étaient précédemment intimement liés, par le rythme des menus au gré des saisons, par l’effort requis pour franchir les reliefs, par les coutumes, chants et fêtes locales. L’émergence du consommateur technologisé dans l’espace change la donne: l’espace est traversé, c’est un support pour des haltes ou des rendez-vous, plus qu’un cadre dans lequel on vit et auquel on appartient. Il n’y a rien, intrinsèquement, dans la ville 2.0, qui prête à réunir cet espace individuel et cet espace contextuel.
Ainsi, une même personne peut parfaitement incarner la ville 2.0 quand elle conçoit son itinéraire par twit-trip ou sur foursquare, quand elle adapte son trajet en fonction des informations trafic produites et restituées en temps réel sur son smartphone. Et elle peut griller les feux rouges, rouler à contre-sens ou sur les trottoirs, se garer devant les portes d’entrées d’immeubles. De même, l’attractivité d’un lieu « branché », développée sur les réseaux sociaux semble profondément décorrélée des conflits de voisinage, que ce soit de nuit à proximité des bars ou établissements de nuit, ou de jour le long des terrasses empiètant sur les trottoirs.
L’approche technique de la ville 2.0 construit ainsi un mirage de bien-être, de plus grande fluidité, de meilleure qualité de vie, de progrès, alors que la réalité est coriace, et renvoie à des tensions, des rugosités, des altercations et transgressions, des regroupements communautaires et des peurs urbaines. Qui penserait laisser son enfant « seul dans la ville »? La peur du danger urbain l’emporte sur la sécurité de la caméra de surveillance, ambitieusement projetée comme bouclier de protection alors que sa fonction de spectateur n’a jamais varié. Aucun « tracker GPS » embarqué sur un enfant ne l’empêchera de se faire renverser par un scooter qui aura ignoré la priorité d’un passage piéton.
ITeM info : Vous pensez donc que, dans les villes actuelles, l’espace public ne suffit pas à remplir le besoin de rassemblement que ressentent les citadins ?
Julien Dossier : L’espace public, tel que l’ont compris et conçu les urbanistes et les gestionnaires urbains n’existe pas en soi, en tous cas pas en dehors des usages que les personnes et les groupes sociaux en font. Ce qui frappe aujourd’hui, c’est à la fois l’individualisation de ces usages (par exemple, on téléphone aujourd’hui en open space,dans la rue ou les transports publics grâce au mobile alors qu’il s’agissait d’un acte intime, voire confidentiel il y a moins de 30 ans) et la «collectivisation» ou la communautarisation d’espaces privés ou privatisés, comme par exemple les terrasses de cafés, les trottoirs devant les immeubles de bureau où les salariés se retrouvent pour une pause cigarette ou encore les jardins partagés. En revanche, certains grands espaces, comme des places, des parvis de gare, des parcs urbains, ne se prêtent pas toujours à l’appropriation collective, sauf peut-être pour de grands événements plus ou moins festifs : concerts, etc. Pour autant, ces espaces ne sont que rarement des espaces de recontre et de dialogue. Le caractère essentiellement minéral de leur aménagement y contribue largement, de même que leur rapport à la rue et, évidemment, à la mobilité. J’observe aussi, presque réciproquement, que l’espace domestique n’est plus réservé à la sphère intime, il s’ouvre à des activités sociales et collectives comme le travail…
ITeM info : Vous plaidez donc pour un nouvel urbanisme pour les villes de la transition, avec des espaces que vous appelez des « lieux communs ». Quelle formes ces espaces doivent-ils prendre et quelles fonctions sont-ils appelés à remplir ?
Julien Dossier :En fait, de quoi a-t-on besoin dans ces villes ? Principalement, de se retrouver, de mutualiser, de partager une expérience collective, qui peut d’ailleurs être très simple, très quotidienne, comme un repas en commun ou le don d’un appareil ménager dont on n’a plus besoin. L’enjeu va bien sûr au delà du débat sur l’individualisation et l’atomisation de la société, il dépasse même les questions classiques pour les urbanistes de la mixité fonctionnelle et de la mixité sociale. Quand nous parlons de lieux communs, il s’agit en premier lieu de lieux qui replacent l’intérêt général au premier plan. Les Lieux Communs doivent redonner valeur d’évidence à la notion d’intérêt général, de coexistence pacifique et heureuse. Le Lieu Commun, c’est banal parce que c’est proche et largement distribué ; à l’opposé du lieu exclusif qu’on mesure au diamètre de la corde rouge et à la longueur de la file d’attente. Le Lieu Commun, c’est l’outil de fabrication, de valorisation du bien commun; à l’anglaise ce sont les commons qu’on remet au goût du jour, pas seulement pour des fonctions récréatives, mais pour y enseigner et y apprendre, y produire et y faire découvrir, pour protéger et préserver ce qui pourra devenir nécessaire en cas de crise. Des lieux de brassage dont l’identité vient de leur programmation, de leur actualité plus que de l’identité de ceux qui y viennent. Des lieux emblématiques, à l’avance de leur temps, qui nourrissent un sentiment de fierté et d’appartenance pour leurs riverains, des lieux apaisés, où on peut trouver des ressources pour résoudre des conflits. Un Lieu Commun, c’est plus qu’un réceptacle, c’est un projet de territoire, qui contribue à sa résilience, à son rayonnement local et à sa promotion, qui est facteur de richesse. Facteur de richesse complète : sociale, culturelle, biologique, gustative, esthétique, énergétique et commerciale.
De ce fait, ces espaces ne sont pas ceux, traditionnels, de l’exercice du pouvoir politique, ou des cultes ; ce ne sont pas non plus les lieux exclusifs de l’économie marchande, centre commerciaux, grands magasins, etc. Ces lieux communs, partagés, grégaires, sont à inventer dans leur diversité, dans leur proximité, entre l’échelle du quartier et l’échelle métropolitaine. Ce sont les vrais lieux de la reconquête urbaine.
Interview recueillie le 12 septembre 2011. © ITeM info décembre 2011.