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Smart or grim grids ?

Par Yves Schwarzbach, Directeur d'ITeM info

Annoncés à grand renfort de médias partout dans le monde, les smart grids entrent dans la vie quotidienne. Enjeu économique et financier majeur, étape incontournable d’une meilleure gestion de l’énergie, atout pour la réduction des émissions de gaz à effets de serre, les réseaux intelligents ont tout pour plaire. Mais les déploiements et les expérimentations déjà réalisés ne lèvent pas toutes les inconnues. Retards de déploiement, manque de concertation, risque de concentration industrielle et financière et surcoûts peu compréhensibles provoquent des réactions fortes de la part des associations de consommateurs et des collectivités territoriales, dont la moindre n’est pas de pointer les hausse probables du prix des abonnements et les risques sur la vie privée à défaut de législations adaptées.

En octobre 2009, le président Barak Obama annonce une aide fédérale de 3,4 milliards de dollars pour financer 100 projets de smart grids. Ce plan inclut le déploiement de compteurs intelligents dans 18 millions de foyers, soit 13% des ménages américains. Une aide publique totale de 11 milliards de dollars est prévue. Ce n’est qu’un premier pas. Selon Les Echos, l’informatisation du réseau électrique américain coûterait entre 200 et 2.000 milliards de dollars sur vingt ans. Au delà des écarts entre ces estimations, aussi énormes que difficiles à comprendre, cet investissement colossal semble à la hauteur des espoirs financiers et environnementaux.

Que sont les smart grids ? Tout simplement la mise en réseau, via Internet, des outils de gestion informatisés des réseaux physiques de distribution d’électricité et, à terme, de tous les fluides, gaz naturel ou eau. Leur principal avantage est d’apporter des informations en temps réel aux opérateurs et aux usagers. En théorie, ce réseau intégré permet d’ajuster simultanément la production et la consommation donc d’optimiser l’ensemble tous les paramètres. Un impératif, alors que se combinent les effets de la crise, plus durable que ce que croyaient les optimistes, l’inévitable renchérissement du prix de l’énergie et les objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre. Mieux répartir la production permet en effet d’éviter de solliciter des centrales thermiques polluantes et coûteuses tout en lissant la consommation, par exemple en déconnectant temporairement certains appareils.

Selon certaines études, la consommation pourrait être réduite de 10 à 15 % aux Etats Unis où les smart grids généreraient quelques 280.000 emplois verts.  Le ministère de l’Environnement évoque lui aussi une baisse de 15% en France. Avec une différence de taille entre les deux rives de l’Atlantique. Aux USA, la production est depuis toujours décentralisée et concurrentielle. L’Europe découvre avantages et inconvénients de la concurrence énergétique, qui ne semble pas, pour l’instant, bénéficier au consommateur. Celui-ci a,, en effet, découvert récemment que la loi NOME, adoptée le 1er octobre en première lecture par le Sénat, aboutira à une hausse inéluctable des tarifs de vente de l’électricité. Les spécialistes annoncent cependant un nouveau modèle économique de l’énergie, générateur d’emplois grâce à la multiplication de nouveaux services.

Pour les grandes sociétés du secteur énergétique, l’enjeu est colossal. Il ne se mesure pas seulement en termes d’investissement, que seuls engageront les plus grands producteurs ou gestionnaires de réseaux, mais signifie l’optimisation du parc de production, le partage de la rente nucléaire et surtout une meilleure anticipation des approvisionnements, négociés à terme. Pour les firmes de l’électronique et des télécommunications, les smart grids annoncent un fantastique élargissement des débouchés. Aux Etats Unis, General Electric, IBM, Cisco Systems et INTEL se sont positionnés. Google a obtenu au début de l’année une licence de négoce d’électricité du gouvernement fédéral américain. L’allemand Siemens affiche des commandes à hauteur de 6 milliards d’euros sur les cinq dernières années. «The world needs intelligent power grids in order to meet the growing demand for energy in a way that is eco-friendly and reliable. We estimate that the demand for electricity will double by 2030, due to trends like e-mobility, which is just emerging», affirme Wolfgang Dehen, CEO du groupe. Le fabriquant d’électroménager Whirlpool prévoit que tous ses appareils seront compatibles smart grids dès 2015. Pour les défenseurs du climat, il s’agit d’une opportunité historique de réduire les émissions de gaz à effet de serre. Pour les particuliers enfin, la maîtrise des dépenses énergétiques sera l’une variable clé de leur équilibre budgétaire[i].  Consensus mondial ?

Mais les inconvénients ? Si on en croit les industriels et les opérateurs, aucun. A bien y regarder, le développement des smart grids pose autant de problèmes techniques que de questions de gouvernance, dont notamment la concentration des opérateurs[ii] et la protection de la vie privée. Supposés améliorer la concurrence sur le marché de l'électricité et favoriser la réduction de la consommation des ménages, les compteurs intelligents vont se généraliser. Le troisième paquet Energie de l’Union européenne prévoit en effet qu’au moins 80 % des consommateurs européens doivent en être équipés d’ici à 2020[iii]. En France, ERDF[iv] planifie le remplacement de 34 millions de compteurs avant 2017. La grande Bretagne se lance dans l’aventure. Déjà opérationnel en Suède depuis 2006 et en Italie,  ou le déploiement est presque terminé, le compteur intelligent va-t-il modifier les comportements des Français ?

 

 

 

 

 

Smart or grim grids ?

La saga Linky ou le smart meter à la française

En France, le compteur intelligent est baptisé Linky. Il a déjà les honneurs de la presse. Pilotée par Edelia-EDEV TéléServices, une filiale d’EDF, qui fournit déjà des téléservices aux entreprises et aux particuliers (panels de consommateurs, télégestion et télésuivi, supervision de parcs d'équipements), la première expérimentation a été lancée l’an dernier en Bretagne. Dans cette région, la population croît en effet de 3% par an et la situation énergétique est critique. Cette expérimentation consiste dans la mise en place d’un télé-pilotage des équipements domestiques, ballons d'eau chaude et chauffages électriques, dans 420 foyers. Leurs compteurs électriques sont équipés de capteurs et d'un boîtier qui communique avec la plate-forme du service électrique. Toutes les dix minutes, ce boîtier enregistre l'énergie dépensée par le foyer et émet une estimation de la consommation par réseau sans-fil ou GPRS. Lors des pics de consommation, donc de surcharge du réseau, la plate-forme renvoie des ordres de coupures au boîtier, qui les transmet aux capteurs des appareils. «Ces coupures pouvaient avoisiner les dix à trente minutes et touchaient des groupes de foyers», indique Martine Gouriet, présidente d'Edelia. D’où une vraie gêne pour les abonnés, qui gardent cependant la possibilité de réactiver leurs appareils électriques. Selon les responsables du projet, les premiers résultats sont rassurants : «sur l’hiver 2009-2010, 15.000 coupures d'électricité de quelques dizaines de minutes ont été passées avec un taux d’acceptation de la part du client de près de 90 %». Un suivi personnalisé des consommations par Internet est aussi proposé. Selon Edelia, «au début de l'expérience, les candidats ont pu remplir un questionnaire pour estimer leur consommation et indiquer le montant idéal qu'ils aimeraient atteindre». Les clients peuvent choisir leur propre répartition par usage, avec des périodicités journalière, hebdomadaire ou annuelle, et recevoir une alerte par courriel s’ils dépassent le seuil de consommation. Même avec un smart phone, difficile de réagir si l’on ne se trouve pas à domicile ou si l’on ne possède pas une installation domotique sophistiquée… «L'hiver prochain, la solution devrait être déployée à un plus grand nombre de foyers», annonce Martine Gouriet, qui prévoit d'étendre le pilotage aux abonnés équipés de pompes à chaleur. Côté compteurs intelligents, quelques 200.000 foyers à Lyon et en Touraine sont désormais en cours d’équipement, avec la promesse de réduire leur facture énergétique. «Pour le consommateur, le compteur intelligent permettra une maîtrise de la consommation estimée de 5 à 15 %», assure Eric Dyèvre, de la Commission de régulation de l’énergie. Il ajoute : «le compteur, qui stocke des données, est également interrogeable à distance». Grâce à la mesure en temps réel, un foyer privé d’électricité est immédiatement identifié en cas de coupure intempestive de courant et le relevé se fait sans passage d’agent à domicile.

Mais Linky fonctionne-t-il ? Selon Le Parisien du 8 juin 2010, «les bugs se multiplient, depuis le pilotage du déploiement et des travaux au domicile des clients jusqu'au fonctionnement du système de comptage». Question d’organisation et d’information, certes, dans un pays qui ignore toujours la concertation. Ainsi, sans information préalable ni rendez-vous, les habitants de plusieurs communes d'Indre-et-Loire ont-ils eu la visite inopinée du technicien d’un prestataire d'ERDF, venu changer leur compteur. Comme lors du lancement de la Carte Vitale, retards et surcoûts ont été mal anticipés et s’accumulent. Résultat, et toujours d’après le quotidien, fin mai 2010, seuls 19.000 compteurs étaient installés sur les 40.000 prévus en Indre-et-Loire, soit 0,011% du total des appareils à remplacer. A ce jour, environ 140.000 compteurs Linky seraient posés mais pas encore tout à fait opérationnels. Pour la suite, le déploiement sera peut-être plus long que prévu. La durée d'intervention, estimée à vingt minutes, peut atteindre plusieurs heures. Bref, l’intendance ne suit pas. Et le fera difficilement : en respectant le temps de pose prévu, quelques 1.50O.000 journées de travail sont nécessaires au renouvellement complet.

Ces bugs de jeunesse seront un jour oubliés. En revanche, pour les consommateurs, les découvertes désagréables ne font que commencer. Linky, par exemple, n'autorise plus le dépassement de la puissance souscrite. Les coupures intempestives se multiplient. En cas de dépassements répétés, l'ERDF propose d'augmenter la puissance, donc le prix de l’abonnement. Plus grave, les fonctionnalités de base ne permettent pas encore de gérer sa consommation. «Tout seul, Linky ne fait que de la relève de consommation sans qu'un agent ne soit obligé de se déplacer», explique François Moisan, directeur Stratégie, Recherche, International à l’ADEME. «Pour que Linky soit à même de permettre des économies d'électricité, il faut qu'il soit doté de compléments». L’ADEME vient d’en lancer l’appel à projets. Le consommateur devra donc patienter alors que l’opérateur enregistre déjà des gains en réduisant les coûts de personne les relevés. Par ailleurs, depuis septembre 2010, les «prestataires commerciaux», c’est à dire EDF et ses concurrents, Poweo, Direct Énergie et GDF-Suez, peuvent librement proposer des abonnements en fonction de la consommation réelle et offrir des services de visualisation pièce par pièce, voire appareil par appareil. Ce sont autant de services payants cumulé à l’abonnement de base et vendus à des clients peu informés et dont les comportements évolueront lentement. Au Canada, une étude d'Hydro Toronto dévoile que 80% des foyers paient leur électricité plus cher de 30 à 40 dollars canadiens par année. Ils n'auraient pas pour autant modifié leurs habitudes de consommation. L’opposition politique de l’Etat d’Ontario accuse le gouvernement d'avoir englouti un milliard de dollars dans un programme qui ne fonctionne pas. Pour Sarah Darby, du Centre de l’environnement à l‘université d’Oxford, «souvent, les gens ne savent pas quoi faire de ces informations. Il faut qu'elles s'intègrent dans une approche éducative plus large. Au Royaume-Uni, nous réfléchissons à l'idée d'utiliser ce compteur pour amener les gens à mieux isoler leurs logements».

Smart or grim grids ?

Une gouvernance et un modèle économique contestés

La marche forcée s’accélère pourtant. Passe encore pour les constructions neuves, où les compteurs intelligents seront obligatoires en 2012, pour l’entrée en vigueur de la nouvelle réglementation thermique (RT2012[v]). Pour les particuliers et le parc ancien[vi], la polémique prend des allures de fronde. Après la CRE, responsable de l’évaluation, qui demande que la phase de test dure, comme prévu, jusqu'au 31 mars 2011, l'UFC-Que Choisir dénonce le décret qui met y fin dès décembre 2010. Un délai jugé trop court pour tirer des conclusions fiables : «comment réaliser un bilan complet au 31 décembre 2010, c'est à dire trois mois plus tôt que prévu, avant la pose des compteurs expérimentaux et sans même les tester pendant la période hivernale » ? L’association regrette le flou sur les fonctionnalités et les spécifications de Linky, qui seront détaillées dans un futur arrêté du ministre de l'Energie sur proposition de la CRE. L’afficheur déporté, qui permet au client de consulter sa consommation en temps réel et d’autant plus utile que la moitié des boîtiers abritant les compteurs est implantée en dehors des lieux de vie, notamment en limite de voierie pour faciliter les relevés. Ce service essentiel, de même que le site internet dédié et l'alerte sur téléphone mobile, reste hypothétique, même si le ministère de l’Environnement confirme qu’ils seront testés cet hiver. Que Choisir conteste enfin le coût pour le client même si ERDF annonce qu’il «n'excédera pas 1 ou 2 euros par mois sur 10 ans soit un montant très inférieur aux gains générés par les économies d'énergie » estimée 50 euros par an, pour une facture moyenne de 400 euros par an et par foyer. La fédération pourrait, comme Michael Moser, responsable de la division Recherche Energétique à l’Office fédéral de l’Energie (OFEN) de Suisse, ajouter que, dans une économie réellement libéralisée, «celui qui paye le Smart Meter doit le faire installer»… et le choisir. Cet expert rappelle aussi que «pour un smart grid, on n’a pas besoin obligatoirement d’un smart meter pour chaque ménage». Beaucoup d’inconnues subsistent donc. Les seuls avantages avérés pour le consommateur seraient la fin des facturations estimées et le relevé à distance. Un service qui fonctionne déjà dans certains arrondissements de Paris avec le télé-report et un compteur standard. Toutes ces critiques sont relayées par la CLCV et de nombreuses collectivités territoriales, qui contestent la répartition de ce coût, donc le partage de la valeur ajoutée générée par le smart grid à la française. Comme le fait remarquer la Fédération Nationale des Collectivités Concédantes et Régies, «qui va bénéficier de ces nouveaux compteurs ? Si l'intérêt théorique pour le consommateur existe, il reste dans la pratique à démontrer car aujourd'hui rien ne garantit que le compteur dit intelligent soit accessible dans les lieux de vie. De plus, c'est oublier bien vite tous les avantages financiers qu'en tireront les gestionnaires de réseaux, voire les fournisseurs, qui n'auront plus à envoyer leurs agents sur le terrain pour relever les compteurs et pourront moduler à distance de nouvelles offres». La FNCCR exprime enfin de fortes réserves sur le coût de l’opération. Il varie du simple au double, soit entre 4 et 8 milliards d'euros selon ERDF. C’est pourquoi la FNCCR, qui envisage un recours en Conseil d’Etat, préconise de tester d'autres modèles de compteurs que celui retenu par ERDF. A juste titre. Alors que le prix de Linky varierait entre 120 et 240 euros selon ERDF, le compteur choisi par ENEL en Italie ne coûte que 80 euros. Faut-il y voir le reflet du choix par ERDF de trois fournisseurs en situation d’oligopole ? Ces trois firmes ont conclu, certes en septembre 2009 soit après leur désignation, un accord d’interopérabilité motivé par des questions financières autant que techniques. On ne peut donc parler d’entente. Bien qu’ERDF indique que deux de ces entreprises exploitent des usines en France et que le troisième est Européen, force est de reconnaître que, comme dans le domaine des standards informatiques, l’uniformisation technique est porteuse de concentration financière. En entrant par la petite porte sur le marché Français, le plus groupe de l’Union après l’Allemagne, le suisse Landis & Gyr, l’américain Actaris-Itron, basé à Luxembourg pour l’Europe, qui a racheté récemment l’activité de comptage de Schlumberger et dont le CA mondial avoisine 1,7 milliard de dollars, et le slovène Iskraëmeco s’assurent une position de force. Le communiqué de presse publié lors de la signature de leur accord le justifie par le besoin exprimé par les gestionnaires de réseau, comme ERDF, de sécuriser leurs approvisionnements, mais évoque clairement la possibilité de proposer aux opérateurs des fonctionnalités pour des «applications commerciales». Le choix, a priori technique, d’ERDF est-il le meilleur et le moins coûteux ? Les interrogations de la FNCCR sur la rentabilité et le financement des compteurs intelligents ne sont pas isolées à travers le monde. La Californie développe par exemple un système plus simple et moins coûteux, qui consiste à joindre un module communiquant aux compteurs classiques. En Belgique, un avis de la commission de régulation de l’énergie de la région Bruxelles Capitale, rendu en juin 2009, constate que «l’introduction et le déploiement de compteurs intelligents à grande échelle sont indubitablement des opérations complexes et coûteuses. Le bureau d’étude hollandais KEMA a effectué à la demande de Belgacom des analyses coûts/bénéfices sur l’implantation du smart metering dans les trois régions en Belgique. Tout acteur confondu, l’analyse met en évidence un déficit de 170 M€ en Région de Bruxelles-Capitale cumulé sur 20 ans».

La rentabilité globale ne semble donc pas établie elle non plus. Constatant qu’il n’y a «dans l’absolu aucune raison de précipiter ces décisions », la commission de régulation belge souhaite disposer des retours d’expériences de Suède et d’Italie. Elle conclut que «chaque décision qui sera prise façonne et scelle progressivement, parfois de manière insidieuse, le futur modèle de marché, et in fine la répartition des rôles et des responsabilités entre les différents acteurs».

L’Association des responsables de copropriété (ARC) résume toutes ces critiques dans un courrier adressé le 14 septembre dernier à la CRE[vii] : «le gouvernement souhaite faire installer le plus vite possible ces compteurs qui non seulement vont peut-être coûter à chaque usager la modique somme de 200 euros si rien n'est fait, mais posent de nombreuses questions». Un argumentaire aux allures de réquisitoire : «La technologie des compteurs semble favoriser uniquement le gestionnaire du réseau, la fiabilité des compteurs car l'expérimentation actuelle ne serait pas concluante, les prix qui seraient deux ou trois fois supérieurs à ceux pratiqués en Italie, l'implantation des compteurs, qui entraînera sans doute la mise en place de services supplémentaires facturés aux usagers s'ils veulent avoir accès aux données en temps réel et la confidentialité des données».

Dernier argument, peu évoqué mais évident au vu des ratés de la gestion de l’intermodalité dans les transports publics, les réticences des opérateurs concurrents à échanger les données concernant leurs clients rend assez illusoire l’idée d’un smart grid global permettant de vraies péréquations. L’interopérabilité technique n’est pas tout, encore faut-il la volonté de coopérer.

Le modèle économique, la sécurité et la gouvernance des smart grids font donc l’objet de sérieuses critiques de fond, dont la moindre n’est pas celle du respect de la vie privée.

Smart or grim grids ?

Big Brother ou Sa Forderie, Administrateur planétaire[viii] ?

Comme on l’a vu, les smart grids utilisent les technologies numériques pour mesurer et répartir les consommations d’énergie. Certains experts s’interrogent sur la protection et sur les usages indus des données personnelles. Un rapport récent de l’ITIF[ix] rappelle que «l’infrastructure qui supporte les smart grid sera capable d’informer les consommateurs de leur usages journaliers en énergie, y compris au niveau d’un appareil spécifique». Au point que certains parlent de «totalitarisme digital». On peut savoir quand vous utilisez votre machine à laver, quand votre téléviseur ou votre ordinateur est en fonction. Ou encore identifier la marque de votre réfrigérateur. Ou apprendre que vous avez quitté votre domicile en laissant la lumière allumée. C’est un peu comme si le compteur électronique de votre voiture informait le gendarme posté derrière son radar et rappelait à votre concessionnaire que vous avez déjà parcouru 180.000 km avec votre vieille auto. Les opérateurs ou gestionnaires des réseaux énergétiques[x] collectent, archivent et traitent des fichiers nominatifs et détaillées sur la consommation individuelle et sur les usages «au sein de ce qui est le temple de la vie privée : le foyer». On imagine l’enjeu marketing. Le rapport poursuit : «la prolifération d’informations, le manque de contrôle et de vision globale de ces informations pourrait mener à des menaces graves sur la vie privée des consommateurs». Un autre rapport du NIST[xi] pointe l’absence de cadre juridique : «l’alimentation distribuée en ressources énergétiques et les compteurs intelligents révèleront des informations sur les modes de consommation et les activités qui ont lieu au sein des foyers». Un responsable de cet organisme, J. Polonestsky, confie ses craintes au Washington Post : «sans planification sérieuse, nous allons avoir bien des défis à relever d’ici quelques années quand les gens commenceront à réaliser qu’il serait temps de légiférer efficacement sur la façon de réguler l’usage de ces données». Pourra-t-on masquer certaines informations d’ordre privé, comme on peut le faire sur un compte Facebook ou désactiver le service de géo localisation d’un téléphone mobile ou de Twitter ? En France, les associations de consommateurs et la CNIL s’inquiètent des utilisations frauduleuses qui pourraient être faites de ces données. La CNIL souligne ainsi les risques de «traçabilité des usages» et souhaite «s’assurer que les informations concernant les usagers seront traitées dans le respect de la loi Informatique et Libertés». Et argumente : «la mise en place de ces compteurs électriques intelligents impliquera la collecte d'informations détaillées sur notre consommation électrique, ce qui pose des problèmes de respect de la vie privée». Elle demande que les fonctionnalités permettant de déconnecter à distance et automatiquement certains appareils soient «parfaitement sécurisées pour éviter toute utilisation frauduleuse». Le harponnage sur Internet et l’utilisation frauduleuse de la borne wifi d’un voisin justifient cette prudence. Mais la CNIL avait déjà à plusieurs reprises émis un avis négatif sur la loi Hadopi. En vain. C’est donc le rôle de protection des consommateurs, que jouent tant bien que mal certaines autorités indépendantes, entre Etats et opérateurs, qui est mis en cause par le développement des réseaux numériques. On se rassurera en songeant que toutes les innovations majeures ont provoqué des craintes, le plus souvent infondées. L’usage, démocratique ou totalitaire, d’une technologie est lié aux régimes politiques et économiques. Les citoyens, consommateurs et salariés, aujourd’hui individualisées mais confrontés à des fournisseurs et à des employeurs globaux, ne sont pas en position de négocier. Les seules issues démocratiques sont le retour du rôle régulateur des Etats et le développement des actions judiciaires collectives. Ou de boycottage massif.

[i] NDRL. La part des dépenses énergétiques dans le revenu des ménages les plus pauvres est passée de 10 à 15% entre 2001 et 2006 (source ADEME 2008), avec des disparités croissances entre ménages pauvres et m »nages riches, mais aussi entre foyers urbains et ruraux.

[ii] Voir encadré.

[iii] NDLR. Cf annexe A de la directive 2006/32/CE du 05 avril 2006 : « (ia) Member States shall ensure the implementation of intelligent metering systems that shall assist the active participation of consumers in the electricity supply market. The implementation of those metering systems may be subject to an economic assessment of all the long-term costs and benefits to the market and the individual consumer or which form of intelligent metering is economically reasonable and cost-effective and which timeframe is feasible for their distribution. Such assessment shall take place within 18 months after the date referred to in Article 49(1). Subject to this assessment, Member States or any competent authority they designate shall prepare a timetable with a target of up to 10 years for the implementation of intelligent metering systems. Where roll-out of smart meters is assessed positively, at least 80 % of consumers shall be equipped with intelligent metering systems by 2020. The Member States, or any competent authority they designate, shall ensure the interoperability of those metering systems to be implemented within their territories an shall have due regard to the use of appropriate standards and best practice and the importance of the development of internal market in electricity.”

[iv] NDLR. EDRF est elle aussi une filiale à 100% d’EDF. Son directoire est présidé par Michèle Bellon, ancienne DGA de Dalkia, filiale commune d’EDF et de Véolia, nommée à la tête d’ERDF par Henri Proglio en mars 2010.

[v] NDLR. La nouvelle réglementation thermique s’appliquera au 1er janvier 2011 pour les bâtiments publics et au 1er janvier 2013 pour les autres. Pour en savoir plus : www.plan-batiment.legrenelle-environnement.fr/index.php/actualites-du-plan/grands-dossiers/121-comprendre-la-reglementation-thermique-2012

[vi] NDLR. Logement (maison individuelle ou appartement situé dans un immeuble collectif) achevé depuis plus de 5 ans et ayant fait l'objet, depuis son achèvement, d'une première mutation (vente, donation, succession). Source : www.service.public.fr. Définition mise à jour le 03.03.2010.

[vii] NDRL. Pour en savoir plus : www.unarc.asso.fr/site/abus/0910/abus2374.htm

[viii] NDLA. On pardonnera à l’auteur ces références littéraires. Big Brother est bien entendu le paradigme du contrôle social dans le monde totalitaire imaginé par Orwell en 1948. «Sa Forderie» est le titre porté par les Administrateurs mondiaux de l’Etat universel parfaitement organisé, anticipé par Huxley en 1931. Ces deux univers ont en commun le mépris de l’histoire et la négation du libre arbitre. Ils évoquent deux versants extrêmes de la soumission de l’individu à la communauté. L’un et l’autre sont antérieurs à la révolution numérique. L’épisode conflictuel de Google en Chine et le conflit de légitimité qui oppose Wiki-Leaks – et quelques grands journaux – au gouvernement des USA sont là pour rappeler les enjeux de pouvoir associés à tout réseau d’information. Qui font parfois trop bon ménage avec ceux des oligopoles économiques.

[ix] Information Technology and Innovation Foundation est une organisation non gouvernementale basée à Washington. Depuis 2006, cette ONG diffuse de nombreux rapports sur les opportunités et les risques liés au développement des nouvelles technologies. Son conseil d’administration est composé de parlementaires démocrates et républicains des Etats Unis.

[x] GRDF a lancé en avril 2010 une expérimentation d’un an sur des compteurs intelligents pour le gaz dans quatre agglomérations.

[xi] NDLR. Le National Institute of Standards and Technology, créé en 1901, est une agence fédérale liée au département du Commerce américain.

Copyright Yves Schwarzbach pour ITeM info, octobre 2010. Les opinions exprimées dans cet article n'engagent que leur auteur.

Tag(s) : #Energie, #Smart city, #Yves Schwarzbach
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